Littoral , de Wajdi Mouawad.
Festival d'Avignon . Mercredi 08 Juillet 2009,
Cour d'honneur du palais des Papes.
Comment enterrer son père ? Désespérément, Wilfrid cherche. Quel sens il y a- t-il à enterrer un père que l'on n'a jamais connu, jamais vu ? La situation est d'une absurdité sans nom.
Une nuit, dans une chambre, à trois heures du matin, un téléphone sonne pour apprendre à un orphelin en train de s'envoyer en l'air, que son père est mort. Et soudain des racines poussent au pieds de l'orphelin. Mais des racines vides de tout sens. Et Wilfrid de les chercher. Apprendre à connaître ce père qui n'existait pas jusqu'à sa mort. Inversion du cycle: la mort donne naissance, fait prendre forme et vie à l'existence d'un être tout à fait ignoré jusqu'ici. Etrange idée que de vouloir apprendre à connaître un mort. Surtout que Wilfrid sous ses traits de jeune homme, est resté quelque part au fond de lui un enfant. Il a pour ami un chevalier toujours prêt à le protéger quoiqu'il arrive et depuis toujours, c'est son compagnon de route imaginaire. Et de l'imagination, Wilfrid en a, il en déborde même. Sa vie est un film, par moment il en est persuadé au point d'imaginer qu'il est suivi par une équipe de tournage en permanence.
Ce qui est formidable dans Littoral, c'est que l'espace mental de Wilfrid est là devant nous. Il se meut sur la scène de la cour d'honneur. Et la vie, vue à travers ce prisme là est tour à tour poétique, drôle mais aussi terriblement tragique. La réalité et l'imaginé se croisent en permanence et
e chevalier toujours là pour conseiller Wilfrid, seul vu de nous et de lui, vient ajouter dès qu'il peut son petit grain de folie. Ce télescopage incessant donne lieu à des scènes terriblement drôles malgré des situations loin d'être comiques, et c'est toute la magie de l'écriture de Wajdi Mouawad, mêler les rires au drame, la poésie au burlesque et jouer à mélanger encore et toujours ce qui ne va, habituellement pas ensemble. Et ainsi nous spectateurs sommes plongée dans l'absurdité de la situation et happé par l'histoire tout entier, enfermé avec Wilfrid dans cette histoire de "fous".
Au fil de l'histoire, Wilfrid va apprendre à connaître son père, à travers le récit de ses oncles et ses tantes mais surtout à travers les lettres de son pères. Scène étonnante dans laquelle la lecture des lettres à voix haute par Wilfrid, va trouver écho dans la voix de son père mort qui comme un fantôme suit Wilfrid, voix qui va à son tour se perdre et se mélanger avec celle d'un troisième narrateur. Les personnages se dédoublent, se détriplent. Et le passé s'invite dans le présent. L'espace et le temps éclatent et nous suivons ce désordre fou encore une fois entraîné par la
ourse de Jeanne et Ismaël, les parents de Wilfrid, encore presque adolescents. Les lettres se succèdent pleines de poésie, toujours, et la guerre s'invite. Les gradins de la cour d'honneur et les murs du palais tremblent sous les bombes et petit à petit Wilfrid recompose le puzzle.
De cette première partie de la pièce, reste cette étrange impression d'être au cinéma: avoir vu du Woody Allen ( Le journal de Anna Hall, Scoop ) pour ces personnages qui se promènent dans l'espace temps comme si c'était tout à fait naturel, ce mort qui hante le personnage principal, pour le grain de folie constant, pour ce narrateur qui change de voix et de statut. Ou bien d'être en train de lire du Boris Vian pour l'imagination complètement absurde et débordante, pour cette impressionétrange d'être entrée dans un monde que je n'aurais jamais pu imaginer seule, d'un rêve qui est devenu mien; pour la poésie surtout. La suite me donnera un peu l'impression d'avoir lu une version moderne du Petit Prince à travers ce voyage initiatique de Wilfrid à la fois tragique et poétique et si riche de leçons et d'apprentissages.
La première scène de la pièce silencieuse et étrange, peignait les corps et les lieux de peinture blanche ou rouge. Déjà, le rouge annonçait la guerre, la douleur, la mort, le sang ; et le blanc, lui faisant face, l'innocence ou la page blanche sur laquelle la mort allait écrire, indélébile. Et la peinture blanche était jetée à grands seaux sur Wilfrid, la page sur
laquelle allait s'écrire son histoire. L'encre des lettres d'Ismaël vont imprégner Wilfrid qui décide de rapatrier le corps de son père au Liban. Et dans sur cette terre complètement inconnue pour Wilfrid, le voyage se poursuit. Il perd ses pas dans un pays meurtri et étrange, dont il ne connait pas la langue ni les moeurs. Ici encore, les villageois refusent à
Wilfrid un lieux pour la sépulture de son père.
Père exilé, ni vraiment Canadien et plus vraiment Libanais. Père à l'identité éclatée et meurtrie qui n'excuse rien mais explique beaucoup car père à l'identité meurtrière, qui abandonne un fils qu'il n'assume pas d'élever seul. Parce que comment expliquer à un enfant qui il est et d'où il vient si soi même on l'ignore? Alors ce père est lâche, certes, mais parfois la lâcheté ne dépend pas que de nous. Wajdi Mouawad soulève ici la question de l'exil et de l'identité. Celle de la difficulté d'être, de la difficulté de se sentir à sa place lorsque l'on est étranger dans son propre pays. Wilfrid, né au Liban, qui a gardé cet accent d'étranger, comme lui reproche son oncle, ne sait pas qui il est parce qu'il est orphelin; son père lui ne savait plus qu'il il était car exilé, et alors inévitablement l'exilé et lui aussi orphelin.
Au Liban, Wilfrid va à la rencontre d'un père et d'une mère qu'il n'a jamais connu, mais aussi d'un peuple, d'une culture et d'un pays dont il ignore tout. Un pays pourtant peuplé de jeunes hommes et femmes de son âge, avec qui il partage la mort d'un père, la perte de parents. Avec qui il partage les blessures profondes que le passé creuse sur les c?urs et les âmes. Le passé qui meurtri Wilfrid, c'est celui de ses origines, celui qu'il n'a pas vécu et qu'il ignore et dont il a besoin car on ne peut pas se construire au dessus du vide. Quelque chose nous précède forcément. A
'inverse, ceux qu'il rencontre là bas, dans cet ailleurs, sont empreints des cicatrices de leur passé à eux, de la guerre qu'ils ont connut, deshorreurs qu'ils ont vues ou faîtes. Et ils racontent cette Histoire, leur histoire. Wajdi Mouawad saisit ici l'occasion de raconter la guerre du Liban et à travers ces personnages. Il y a celui qui a vu son père se faire
décapité et da mère se faire violer . Il y a celui qui a tué par erreur son père en le prenant pour un ennemi et en déversant sur lui une violence et une barbarie atroce. Et Wajdi de nous inviter à s'interroger aussi sur la
Guerre . La frontière est infime, presque inexistante entre l'ennemi et soi, nous sommes les même hommes, les même femmes qui souffrons; les mêmes au point de confondre son propre père avec l'ennemi. Aussi, ces deux
personnages que Wilfrid rencontre et avec qui il va continuer sa route, n'ont plus que le rire pour vivre et communiquer entre eux. Rire forcé, étrange , inquiétant. Rire jaune et bien triste. Il y a aussi cette jeune femme qui chante au sommet des montagnes et envoie de bouteilles à la rivière pour essayer de retrouver celui qu'elle a perdu.
Il y enfin cette dernière jeune femme qui vient rejoindre le groupe et qui traîne avec elle les bottins d'avant la guerre. Qui écrit sur un livre le nom de toutes les personnes qu'elle rencontre, de tous les morts dont on lui parle et qui apprend par coeur les noms qu'elle ne peut écrire, animée de la volonté de ne pas oublier, d'être la mémoire de ce pays.
Wilfrid lui, à un corps entre les mais qu'il doit enterrer pour mettre en terre ses propres racines qu'il trouve peu à peu. Pour les protéger. Ses compagnons de route eux, ont leur racines bien ancré dans la terre, dans le sang et dans l'Histoire surtout, et c'est cette Histoire qui les empêche de s'en détacher. Pourtant ils n'ont pas de corps pour faire leur deuil. Alors Wilfrid va accepter que son père devienne le père d'eux tous. Wilfrid a trouvé d'où il venait, qui il était et dans le prolongement de quelle histoire il s'inscrivait, alors il partage son père. Et en partageant ce père il s'inscrit dans ce groupe et se situe dans l'Histoire. Il acquiert une mémoire collective, commune, qui lui permet de forger un peu plus cette identité retrouvée. Mais dès lors que ce père est universel, ou du moins collectif, il est impossible de trouver un seul lieux où l'enterrer parce que si il est de partout, il est inévitablement de nulle part, et nulle part dans la terre il ne sera parfaitement à sa place. Alors, comment enterrer son père? Wilfrid a enfin trouvé, en "l'emmerrant"!
L'océan n'appartient à personne, les courants sont libres et ne dépendent de la volonté d'aucun homme. L'eau recouvre la terre et surtout elle n'est pas figé. Et la mémoire, l'identité ne peuvent pas être figé, ne doivent pas l'être. Elles sont mouvantes, elles se construisent jours après jours. Si on les enferme, alors on les rend dangereuses, car meurtries. La mer semble être la solution, et soudain, c'est le fantôme d'Ismaël qui prend peur. Il ne veut pas être oublié, englouti, dévoré. Il veut continuer d'exister dans le présent. Il n'a pas compris que c'est en disparaissant qu'il peut continuer d'exister. Que pour que le passé soit utile, il doit rester à sa place, que c'est lorsqu'il déborde sur le présent qu'il devient dangereux. Il ne comprends pas que sa disparition permettra le deuil et qu le deuil lui permettra de ne jamais être oublié.
La peinture bleue recouvre le drap blanc. L'écume et l'eau, remplacent le sang. L'orphelin déraciné, la mémoire blessé, les c?urs meurtris sont un peu guéris. Et le sang qui coulait et inondait le sol au commencement est lavé par l'eau. Les corps, marqués de rouge tout à l'heure, le sont de bleu désormais. Ismaël, le père, tout à l'heure habillé d'un costume noir et plein de mystère, est désormais nu. Le voile est enfin levé, plus de mystère: la vérité nue.
" Ma Mémoire est une foret" disait Ismaël, Cette forêt est désormais celle de Wilfrid. Il y a tracé des sentiers, coupé quelques arbres, soigné beaucoup d'autres. Il en a éclairé la pénombre et affronté l'inconnu. En cinq jours Wilfrid a plus grandit qu'en une vie. Il a retrouvé un père et une mère dont il a fait le deuil. Trouvé les racines qui lui permettent d'être adulte et a dit adieu à son compagnon de toujours, le chevalier, parce que désormais il n'a plus peur ni du noir, ni de l'inconnu.
Il est évident que dans ce parcours un peu chaotique on ne puisse s'empêcher de voir par moment celui de Wajdi Mouawad. Que ce soit le cas ou pas, il n'en demeure pas moins que ce dernier a su - avec quelques pots de
peintures, un décor simple mais ingénieusement exploité, des comédiens étonnant de talent, une écriture poétique et juste - parler à la fois d'un homme et d'un peuple, d'une histoire particulière et pourtant universelle, de l'exil et de la mémoire, de la guerre et du deuil. Créant une ouvre étonnante et déroutante.
Une fois la cour d'honneur quitté, reste cette joie d'avoir découvert une chose qui m'était encore complètement inconnu, d'avoir élargie un peu plus encore mon horizon, repoussé les limites de ma conception du possible au théâtre. Reste ce plaisir du questionnement, de la recherche de sens et la satisfaction d'avoir trouver des réponses même si ce ne sont pas forcément les bonnes. Reste cette impression d'avoir vécue quelque chose de particulier, difficilement explicable parce que déstabilisant ; cette certitude d'avoir rencontré ce soir là une forme particulière de théâtre
que je ne connaissais pas et qui correspond tout entière à ce que je suis.
Une satisfaction du coeur, du cerveau et des tripes donc.
Par Marine D.